De la politique considérée comme un art de mentir (3)

Propagande complotiste combattant la propagande anti-complotiste (illustration trouvée sur l’Internet…

D. Le temps, la vérité et la réalité

HA fait un détour (p. 23) par Hegel, le penseur de la philosophie de l’histoire, qui eut l’idée anti-platonicienne de relier temporalité et vérité. Cette intuition consiste à établir un parallèle entre le cours de l’histoire et ce qu’il nomme Esprit (en allemand Geist : l’humanité, si on simplifie et pour aller vite), voire à les identifier. Cette identification entre développement historique et vérité, note HA, a engendré une suppression de l’accidentel, donc du réel, si on dépouille celui-ci de ses essences platoniciennes. C’est ce qu’on appelle l’empirie, la réalité sensible, l’ensemble des données de l’expérience. C’est le domaine de prédilection des sciences de la nature. HA parle d’une « aversion (pour l’accidentel) aux racines profondes« , qui vont bien au-delà des faits dont elle parle ici. Je pense que la lecture des livres de Clément Rosset (en particulier Logique du pire, PUF, 1971, ch. III, Tragique et hasard, p. 71) pourrait aider à comprendre cette aversion pour tout ce qui s’oppose à l’essence platonicienne. Les hommes, en général, préfèrent l’éternel à l’éphémère, le destin ou la nécessité au hasard, l’immuable au changeant, l’abstraction au concret, les généralités aux singularités, et sont sans le savoir (comme Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir) disciples de l’essentialisme et ennemis du nominalisme (je ne développe pas cette idée qui mènerait trop loin).

E. L’usage du mensonge, de la dissimulation et de la falsification en politique

Le mensonge, la dissimulation, la falsification font partie de ce que Machiavel appelle la ruse. Comme le reconnaît Julien Freund, « c’est sans doute ce qu’il y a de plus machiavélique dans Machiavel » (opus cité, p. 742). Une fois accepté ce que Machiavel dit de la ruse, on accepte tout le reste de la pensée du Florentin. Voyons ce qu’il en dit, puis nous verrons ce qu’HA en dit pour comparer les deux pensées. Mon but, en passant par Machiavel, est de critiquer la position d’HA qui semble reprocher au Pentagone ses manipulations. Philosopher, c’est comprendre ce qui est, et non souhaiter je ne sais quel monde idéal où la propagande n’existerait plus. Cela me rappelle une intervention de Louis Althusser, qui était trop intelligent pour se contenter d’idées simplistes (il s’opposa au léninisme en disant que l’histoire était un processus sans sujet – le prolétariat – car il était résolument déterministe et non volontariste). Pour ce qui nous concerne, il osa avancer l’idée (je n’ai pas retrouvé à quelle occasion, ni dans quel livre) que même dans une société communiste, les idéologies continueraient d’exister.

Comme le note Julien Freund, « on chercherait en vain dans les traités de science ou de méthodologie politique ainsi que dans les ouvrages de sociologie ou de politique — sauf chez Pareto — une véritable analyse de la ruse. » (L’essence du politique, Éd. Sirey, 1965§ 173. La fertilité de la ruse). L’explication en pourrait bien être celle-ci : les penseurs moraux, idéalistes, souvent de gauche, répugnent à admettre, sans la juger moralement, l’idée que la politique doive se servir de la ruse. MRA elle-même se contente de parler du machiavélisme, aisé à condamner, mais pas de Machiavel (La faiblesse du vrai, pp.60-70). Cette attitude craintive et/ou méfiante se comprend aisément quand on lit ces passages du chapitre XVIII, du prince, in Oeuvres complètes, éd. La Pléiade, ch. XVIII, pp. 342-343 (je souligne, et je commente chaque passage par parenthèse), plutôt qu’en condamnant en bloc le machiavélisme, qui est une idée vague :

« il est besoin de savoir bien colorer cette nature (de renard, qui représente la ruse, plutôt que de lion, qui représente la force), bien feindre et déguiser ; et les hommes sont tant simples et obéissent tant aux nécessités présentes, que celui qui trompe trouve toujours quelqu’un qui se laissera tromper. (…) Les hommes en général jugent plutôt aux yeux qu’aux mains, car chacun peut voir facilement, mais sentir, bien peu. Tout le monde voit bien ce que tu sembles, mais bien peu ont le sentiment de ce que tu es (…). le vulgaire ne juge que de ce qu’il voit et de ce qui advient ; or en ce monde il n’y a que le vulgaire« .

Comme le dit Freund, « il n’y a pour ainsi dire pas d’actions d’où elle (la ruse) serait absente. (…) Si le pouvoir utilise la force pour contraindre, il fait appel à la ruse pour convaincre. Encore que la conviction ne constitue pas en politique un élément aussi indispensable que dans les religions, tout pouvoir essaie d’obtenir l’adhésion du plus grand nombre possible (…). par la ruse (il agit) sur l’esprit et surtout sur les sentiments, en vue d’obtenir le consentement  des citoyens. Modalité de l’intelligence, il va de soi que la ruse est le moyen essentiel d’agir sur les âmes.«  (L’essence du politique, p. 740 ; je souligne)

J’ai évoqué la figure de Vilfredo Pareto. Je me permets d’y revenir. Voici un extrait de la page Wikipédia qui lui est consacrée. Bien que courte, elle est assez bien faite, en particulier le dernier paragraphe nommé « Actions logiques et non-logiques« , qui concerne ce que je suis en train d’étudier : « sa sociologie tend à soutenir que nombre d’actions sociales sont non logiques et que bien des personnes donnent de fausses raisons logiques à des actions non rationnelles. Il enseigne que nous sommes conduits par des « résidus » ou des dérivations de ces résidus c’est-à-dire par tous les affects inhérents à l’homme sous-jacents aux actions non logiques. (…) les résidus sont chez Pareto constitués par « des habitudes sociales persistantes et pas soumises à questionnement telles les habitudes sociales, les croyances et les hypothèses. Les dérivations quant à elles sont constituées par « les explications, justifications et rationalisations que nous faisons d’elles« . (tiré de la page Wikipédia dédiée à Vilfredo Pareto). On a là une des explications de la facilité avec laquelle un public adhère aux fausses informations que lui délivrent l’État ou les médias.

Aux versions plus anciennes du mensonge (p. 17), celles de la psychologique et des régimes autoritaires et totalitaires, est venue s’ajouter celle qui vient des « relations publiques « , donc de la publicité. David Colon écrit : « La propagande est fille de la démocratie. » (Propagande, la manipulation de masse dans le monde contemporain, Flammarion, collection Champs Histoire, 2021, p. 9). L’État démocratique moderne est considéré par l’extrême-gauche comme l’un des plus trompeurs qui ont jamais existé, où le mensonge se serait étendu à toute la société. Debord, pour dépasser l’opposition faite dans La société du spectacle entre le spectaculaire concentré (les régimes autoritaires) et spectaculaire diffus (les démocraties), a inventé le concept de spectaculaire intégré : « Le spectaculaire intégré se manifeste à la fois comme concentré et comme diffus, et depuis cette unification fructueuse, il a su employer plus grandement l’une et l’autre qualité. (…) À considérer le côté concentré, le centre directeur est en maintenant devenu occulte : on n’y place jamais plus un chef connu, ni une idéologie claire. Et à considérer le côté diffus, l’influence spectaculaire n’avait jamais marqué à ce point la presque totalité des conduites et des objets qui sont produits socialement. (…) il s’est intégré dans la réalité même à mesure qu’il en parlait ; et qu’il la construisait comme il en parlait. (…) Le spectacle s’est mélangé à toute réalité, en l’irradiant. (…) le devenir-monde de la falsification était aussi un devenir-falsification du monde. » (Commentaires sur la société du spectacle, Éd. Gérard Lebovici, 1988, p. 19 ; je souligne ce qui me paraît proche des analyses d’HA et de Myriam Revault d’Allonnes dans La faiblesse du vrai, et aussi de la « mode » qui entoure les expressions « faits alternatifs » et « post-vérité », qui ne veulent pas dire grand chose selon moi (quand une expression rencontre un vif succès public, on peut craindre le pire… un peu comme la « libido » freudienne). On reconnaît chez Debord la tactique hégélienne, mais inversée : là où Hegel voyait un parallélisme entre la vérité historique de l’esprit et la réalité historique empirique (qu’il faudrait interpréter comme une manifestation sensible de ce que Hegel appelle l’absolu), Debord voit un monde entièrement faux qui, une fois interprété en creux, révèle la vérité sur l’humanité, vérité qui attend son heure pour devenir effective. Le monde moderne, démocratique et libéral, donc faux, serait ce monde qui favoriserait deux pratiques, puisque la parole y est dite « libre » (dans un sens négatif ic : une parole libre de dire n’importe quoi : ce qu’on dit devient ce qui est, et où ce dont on ne parle pas n’existe pas.

F. Sur la propagande

Revenons au mensonge, à la dissimulation et à la falsification, que nous allons rapporter à la propagande. J’ai dit que la propagande se mariait bien avec la démocratie. Et la bureaucratie La propagande a pour fonction de persuader, de séduire, de manipuler, de tromper, de « faire croire » (thème des CPGE scientifiques pour 2023-2024) que quelque chose mérite d’être tenu pour vrai ou pour bon, et de propager (origine étymologique du mot propagande) ladite croyance. La chose en question peut être vraie ou fausse, ou ni vraie et ni fausse. Ainsi, l’expression « Algérie française » relève du réel (de 1830 à 1962, cette partie de l’Afrique a appartenu légalement à la France). Elle relève aussi de l’idéologie, puisque le colonialisme est à la source des empires britanniques et français. Mais encore du vrai, relativement au fait réel précédemment évoqué : c’est ce qui conduisit l’État français à prohiber l’expression « guerre d’Algérie » (1954-1962), une guerre entre départements français n’étant pas possible (à ne pas confondre avec « c’est interdit » comme sont impossibles le mariage entre frère et soeur, ou le déplacement d’une tour comme s’il s’agissait d’un fou au jeu d’échecs : c’est là une simple question de règle). Pour finir, cette expression relève du faux, du mensonge, de la propagande et de la falsification : peu de berbères et d’arabes se sentaient français. On le voit, les choses se compliquent du fait de la variété des situations, des points de vue et des opinions. La propagande existe parce qu’il existe ce qu’on appelle des opinions, et en particulier l’opinion publique. Ce n’est pas la propagande qui forge l’opinion publique (même si elle y contribue), ce sont les opinions fluctuantes qui rendent possible la propagande.

On trouve sur Youtube La fabrique du consentement, qui révèle comment Edward Bernays a inventé aux USA, vers la fin de la première guerre mondiale, une nouvelle forme, très efficace, de propagande politique par la manipulation des esprits via les journaux, la radio, le cinéma, la télévision, suivis aujourd’hui par les réseaux sociaux. Les progrès techniques ont été une opportunité pour que le pouvoir puisse tenter de rendre plus efficace son influence sur les gens (je ne suis pas certain qu’il y ait réussi). La politique n’a fait qu’utiliser les découvertes de la publicité pour les mettre au service de sa propre promotion. Mais y a-t-il là de quoi affirmer comme Debord que nous sommes entrés dans un monde spectaculaire (donc un monde faux, où toute réalité est falsifiée) ? Je ne le crois pas. Rappelons ici la formule devenue célèbre d’un ancien patron de TF1, Patrick Le Lay : « Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps disponible de cerveau humain » (bien moins connue est la phrase qui suit celle que je viens de citer, : « La télévision, c’est une activité sans mémoire« , à laquelle on pourrait ajouter comme développement : la télévision, et potentiellement tout écran, comme tout journal quotidien, sont des « effaceurs » de la mémoire du « consommateur-spectateur » que serait devenu le citoyen, selon Castoriadis). Mais qui est responsable du fait qu’un cerveau puisse offrir son précieux temps disponible aux commerçants, aux fabricants de divertissements, au personnel qui nous dirige ? Personne d’autre que le possesseur de ce cerveau.

HA relève que ce qui est embarrassant c’est que « la mentalité du spécialiste des relations publiques (…) se préoccupe simplement d’opinions et de « bonne volonté », des bonnes dispositions de l’acheteur« , par quoi on comprend que la réalité passe au second plan, quand elle n’est pas tout bonnement oubliée ou effacée. Ce qui compte, c’est de manipuler les esprits, leurs représentations si changeantes.

Les gens se sont vite habitués à ces pratiques, et peu d’entre eux s’offusquent du fait que le personnel politique, jusqu’au chef d’État lui-même, puissent s’entourer de conseillers en communication, ou utiliser « des éléments de langage« . HA note que la bureaucratie est un accélérateur de l’abstraction du réel, i.e. de son oubli et de son effacement (p. 33). Sur ces fameux « éléments de langage » dont raffolent les journalistes, il y a un article intéressant sur Cairn.info.

G. Sur la perte du réel qui s’ensuit

HA parle du pouvoir qu’aurait le mensonge à changer le réel (p. 16). D’ordinaire, la réalité contredit le menteur. Si on dit que le soleil brille alors qu’il pleut (le jour de l’investiture de Trump, exemple donné par MRA), le mensonge sera aisément démasqué. Mais les faits qu’on souhaite maquiller sont rarement aussi simples. Si le mensonge s’étend (comme dans les régimes totalitaires) à des pans entiers du réel, alors la frontière entre vérité et mensonge est abolie et la vie publique perd l’un de ses fondements. Pour parler comme Thomas Reid, la véracité et la crédulité sont comme déboussolées. On ne sait plus qui et quoi croire, on n’est même plus certain de dire la vérité. C’est comme lorsqu’on pense à la guerre actuelle qui se déroule à la frontière de l’U.E. : au cours de la contre-offensive ukrainienne, qui a le dessus ? La Russie ou l’Ukraine ? On notera que, bien que nous vivions dans un pays démocratique où l’information est dite libre, le « brouillard de la guerre » (formule de Clausewitz pour nommer le flou, le degré d’incertitude élevé qui entoure presque toutes les opérations militaires, du fait du secret qui les dissimule aux yeux de l’ennemi et du pari risqué que représente chaque décision du chef de guerre) fragilise notre jugement. Et comme le cerveau humain a le pouvoir de modifier en profondeur la perception qu’il a du réel, nous avons affaire aujourd’hui au même processus mental que chez le citoyen américain sensible à la propagande du Pentagone qui diffusait, dans autour des années 1960, l’idée que l’Amérique agissait pour le bien du monde libre et des Vietnamiens du sud. 


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